Raconter le théâtre libanais
Raconter le théâtre libanais
Quelle était l'envie ou l'idée à l’origine d’Augures ?
J’ai eu ce désir en 2018, en lien avec ma situation d’alors par rapport à ma pratique théâtrale. Dans mon travail, le thème de la mémoire est récurrent, et cela devenait impossible d’aller de l’avant sans questionner une certaine période de l’Histoire du théâtre au Liban. Il s’agit des années 80 (années de guerre civile – ndlr), j’avais besoin de comprendre, de savoir d’où je venais en tant que praticienne. Au Liban, il y a une amnésie systématique recouvrant cette période, et comme praticiennes et praticiens de théâtre nous ressentons une coupure avec les générations qui nous ont précédés, même si des professeurs à l’institut des Beaux-Arts nous ont livré quelques pistes. J’avais donc ce besoin, ce désir profond, de comprendre pratiquement et non pas par une recherche théorique, d’où vient ma pratique actuelle et qui sont ces personnes qui nous ont précédés, qui m’ont ouvert le chemin pour que je sois aujourd’hui la femme que je suis, l’artiste que je suis et la citoyenne que je suis.
Qu’est-ce qui vous a mené vers le choix de Hanane Hajj Ali et Randa Asmar ?
Je les aime beaucoup, en tant qu’actrices, en tant que femmes engagées, j'aime leur présence dans le paysage de Beyrouth, j'aime le fait qu'elles soient si généreuses avec les plus jeunes artistes. Je vous raconte une anecdote : à peine rentrée de ma résidence d'écriture de deux mois à la Chartreuse CNES (Centre National des Écritures du Spectacle, à Villeneuve-lès-Avignon - ndlr), je vais voir Hanane et Randa. Les premières demi-heures où je les rencontre, chacune me parle de toutes les pièces qu'elle a vues pendant mon absence ! Ce sont des femmes vraiment habitées par le théâtre, et elles n'ont pas besoin de moi pour que cela se sache. Ce sont deux grandes dames.
Les itinéraires au Liban de ces deux comédiennes sont assez différents.
Pour être très claire, j’ai choisi aussi ces deux personnes parce qu’elles ont vécu le théâtre de deux manières différentes. Il y en a une qui s’est formée à la Section-1 et l’autre à la Section-2 de l’Institut des Beaux-Arts, on en parle dans le spectacle. Cette division entre sections, qui date de la guerre civile (1975 à 1990 – ndlr) pendant laquelle Beyrouth était coupée entre Est et Ouest, perdure aujourd’hui de manière absurde. Ce sont donc deux femmes qui ont vécu la ville de deux manières différentes, qui ont vécu la formation au théâtre de deux manières différentes, et il en résulte des pratiques très diverses. En outre, c’est un duo magnifique, masque contre masque : la manière dont elles jouent, dont elles se tiennent, comment leurs corps se meuvent, c’était tout cela que j’avais envie d’explorer.
« Le milieu du théâtre au Liban est tout petit, plein d'amour et très soudé. »
Comment survit le théâtre au Liban dans la crise sociale, politique et financière aiguë que traverse le pays ?
Il survit comme il a survécu depuis toujours au Liban, par les initiatives personnelles. Il survit parce qu'il y a des gens qui croient en leur métier, qui croient en ce médium. Le milieu du théâtre au Liban est tout petit, plein d'amour et très soudé. La politique culturelle était presque inexistante avant la crise. Pendant le temps de paix civile, ceux qui ont reconstruit le pays, dans une optique purement néolibérale, n'ont pas compris que la culture était importante. Or, le Liban exporte beaucoup d’artistes, que ce soit dans les arts plastiques, dans le cinéma, la musique, des artistes de rang international, mais les responsables politiques n’en n’ont cure. Ils ont reconstruit un centre ville où ont été rasées toutes les salles de cinéma, où il n'y a aucun théâtre. En fait il n'y a plus de centre, c'est une ville qui n'a plus de cœur ! Aujourd’hui notre activité ne fonctionne que grâce à des théâtres privés. Et personnellement mon économie est en relation avec l’étranger, c'est cela qui me permet de vivre et de me consacrer à mon art.
Vos créations traitent toujours de sujets locaux et vous les montez systématiquement au Liban ?
Oui, elles sont écrites en arabe et je les monte systématiquement au Liban, c'est un acte d’engagement. Je vis dans ce pays, j’y habite, si je voulais je pouvais partir, il me reste cette petite place ici et je la préserve. Augures a été entièrement monté au Liban et créé lors de cinq dates. C’était au moment où le prix de l'essence flambait, il y avait de longues files d’attente partout et des pénuries. C'était le premier spectacle qui a été joué après le confinement, le 28 mai 2021 au théâtre Tournesol à Beyrouth. J'étais surprise et heureuse de voir que le public revenait en masse, avait besoin qu’une histoire lui soit racontée, sa propre histoire. En ce moment le public à Beyrouth adore venir au théâtre, peut-être parce qu'au théâtre il y a de l'électricité ! Mais surtout on s’y divertit, on parle de nous. On passe un moment avec des acteurs au plateau, un moment de vie alors que le monde est mort tout autour. Au Liban au sens propre, à l'étranger au sens figuré : tellement de gens sont morts, l'Europe m’apparaît quelquefois comme un grand cercueil.
Pensez-vous à un public particulier lors de la conception de vos pièces ?
Le public libanais n’est pas le seul auquel je m’adresse en tous cas. Je m'adresse au public de partout même si les réceptions seront diverses. En fait c'est au public du théâtre que je m’adresse, que ce soit en France, au Liban, à Zurich, Bruxelles, Gand ou Stockholm, c'est toujours à un public de théâtre que je m’adresse, un tout petit milieu finalement. En particulier, je ne peux pas dire que je m'adresse à tous les libanais et je ne veux pas m'adresser à tous les Libanais, ils ne m'intéressent pas tous, honnêtement ! Il y a certains auxquels d'autres personnes s’adressent, qu'ils restent avec elles ! S'ils se trouvent bien avec la mascarade politique et certaines émissions de radio et de télé, qu’ils y restent, moi je ne vais pas changer le cours des choses.
« L'art que je pratique dit au public : tendez l’oreille, il y a quelque chose qui se passe ici, allons creuser par-là, rappelez-vous que cela a eu lieu. »
Vous ne pensez pas pouvoir « récupérer » certaines personnes, modifier leurs points de vue ?
Je ne fais pas du théâtre pour changer les gens. Plutôt pour poser des questions et découvrir moi-même de nouvelles choses avec l’équipe. Je n’ai pas la prétention de pouvoir changer les gens. Le metteur en scène Raymond Gébara disait : « Je pense à tous ces hommes qui vont voir des concerts de Oum Kalthoum, pendant une heure et demi ils pleurent, ont des émotions. Puis ils rentrent à la maison où ils peuvent très bien battre leurs femmes. Ils ne sont pas devenus des gens sensibles. Oum Kalthoum ne les change pas, elle les affecte l’espace d’un moment. » L'art que je pratique dit juste au public : tendez l’oreille, il y a quelque chose qui se passe ici, allons creuser par-là, rappelez-vous que cela a eu lieu.
Peut-on échapper aujourd'hui en tant qu'artiste au Liban à la question politique ?
J'espère qu'aucun artiste au monde ne puisse échapper à la question politique. Sinon on fait du développement personnel, pas de l'art !
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mai 2022.